Eva Joly répond à Sauvons le climat

Courrier d’Eva Joly à Sauvons le Climat (PDF)

Paris, le 15 mars 2012

Mesdames, messieurs les pétitionnaires de l’appel lancé par sauvons le climat,

 

je vous remercie d’essayer d’attirer l’attention sur l’enjeu climatique, bien trop absent des débats présidentiels. Je partage pleinement avec vous l’inquiétude au regard du dérapage auquel nous assistons en termes d’émissions de gaz effet de serre et de la concentration atmosphérique conséquente. Les écologistes ont été les premiers à se battre politiquement pour la protection du climat (je vous invite à relire René Dumont par exemple) et ce bien avant que l’industrie nucléaire n’en fasse un cheval de bataille par opportunité trompeuse. Je partage également avec vous l’inquiétude relative à la raréfaction des ressources fossiles et, en conséquence, à l’inflation du coût des consommations énergétiques qui ne manquera pas de suivre. Cependant, je ne peux partager pleinement l’analyse qui est la vôtre.

 

Tout d’abord, vous ne pouvez balayer d’un revers de main ce qui s’est passé -et continue de se passer- à Fukushima. Ce sont des dizaines de milliers de personnes déplacées, des conséquences pour l’environnement dramatiques. C’est l’angoisse quotidienne d’un pays qui a peur de se nourrir. C’est un pays qui a failli évacuer sa capitale, qui a encore un risque de devoir le faire si par malheur un séisme supplémentaire conduisait à perdre le contrôle précaire de la piscine du réacteur numéro 4. Je sais que, à sauvons le climat, ces considérations ont bien peu de place : je m’inscris en faux. Tout le monde s’accorde à dire, y compris M. Lacoste, que « personne ne peut garantir qu’il n’y aura jamais en France un accident nucléaire ». En tant qu’écologiste, je porte donc la sortie du nucléaire, programmée et progressive.

 

Pour autant, je ne sacrifie pas le climat, pas plus que je ne sacrifie notre économie aux importations fossiles supplémentaires. Je porte un projet cohérent et global de transition énergétique, qui permettra de réduire les émissions françaises de 30% en 2020 et de plus de 85% en 2050.

 

D’ailleurs votre appel est trompeur, pour ne pas dire mensonger : l’Allemagne non plus ne sacrifie pas le climat. Tout d’abord, sa décision ne fait pas suite a Fukushima, mais correspond à un processus de long terme engagé il y a plus de dix ans. Refusant l’arbitrage réducteur entre risque climatique et risque nucléaire, le projet allemand vise une réduction des émissions de 40% en 2020 et d’au moins 85% à l’horizon 2050, un objectif qui n’a pas été remis en cause après Fukushima. Vous constaterez qu’à l’issue de l’année 2011, malgré l’arrêt de près de 40% de ses capacités nucléaires, les émissions du secteur électrique allemand sont restées stables, grâce à une augmentation de la production renouvelable, une baisse de la demande et une réduction du solde exportateur net. Rappelons également que chaque Allemand émet en moyenne 36% de gaz à effet de serre en plus que chaque Français, et non 70% comme vous souhaitez le faire croire[1] (vous feignez d’oublier les autres gaz à effet de serre que le CO2, ce qui est particulièrement inquiétant pour des défenseurs du climat). Par ailleurs, vous savez comme moi, que le système de quotas européen garantit la réduction des émissions de gaz à effet de serre du secteur industriel, et en particulier de l’industrie électrique.

 

Enfin, comparer les niveaux d’émissions en valeur absolue n’a que peu de sens quand il s’agit de déterminer si un pays est sur la bonne trajectoire ou pas : l’Allemagne hérite d’un parc charbon important et tout comme la France d’un parc nucléaire développé. Dans les deux cas, ce sont des considérations économiques et politiques qui ont conduit à cet état de fait, bien avant l’émergence des inquiétudes liées au climat. En conséquence, nous ne pouvons pas blâmer plus l’Allemagne que nous pouvons être fiers de notre performance. Il faut regarder les efforts auquel chacun s’engage pour juger de sa responsabilisation. A cet égard l’Allemagne n’a pas à rougir, bien au contraire.

 

Il est vrai que la situation au Japon est bien plus inquiétante. Mais ceci est bien la conséquence du danger nucléaire. La sortie précipitée, non programmée du nucléaire au pays du soleil levant induit une augmentation des consommations d’énergies fossiles. Voilà exactement la situation que nous souhaitons éviter en mettant en œuvre une sortie du nucléaire progressive, programmée et contrôlée, associée à un effort massif sur l’efficacité énergétique.

 

Enfin, avant d’en venir à vos propositions, je voudrais rappeler qu’au niveau mondial le nucléaire n’est en rien à l’échelle des enjeux. Seuls 2,2% des besoins en énergie finale sont assurés par le nucléaire dans le monde. Pour commencer à avoir un effet significatif sur les émissions mondiales, il faudrait multiplier le parc par trois, quatre ou davantage. Ce qui est strictement impossible au plan industriel et économique : le nucléaire requière trop de capitaux, une structure technico-sociale absente de la plupart des pays et surtout il est trop long à développer pour arriver à temps. Par ailleurs, bien évidemment, de multiples arguments s’opposent au développement du nucléaire (finitude de la ressource uranium, coûts économiques, déchets, prolifération, accidents majeurs etc.). Je ne développe pas davantage car ici n’est pas le lieu, mais ces arguments, qui reposent sur des analyses sérieuses et poussées, se suffisent à eux-mêmes

 

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Vous faites trois propositions en guise de solutions pour « rompre le silence incompréhensible« . Si je suis tout à fait favorable à l’idée de rompre le silence effectivement incompréhensible, en revanche laissez-moi expliquer pourquoi vos propositions sont irresponsables.

 

D’après vous, il suffirait de développer l’électricité décarbonée pour sauver le climat. Pouvez-vous expliquer pourquoi, dans un pays qui a le maximum possible de nucléaire, avec un parc surdimensionné, nous devons encore diviser nos émissions de plus de 75% ? Comment expliquer que le plus gros parc de chauffage électrique européen ne suffise pas à résoudre la question des émissions du secteur résidentiel et tertiaire, pour lesquels les acteurs s’accordent sur l’impératif de réduction des émissions ? Sincèrement, le climat mérite mieux que ces raccourcis intellectuels, qui cachent en réalité une volonté de défendre une technologie particulière –le nucléaire-.

 

Tout d’abord, rappelons que seuls 24% des besoins énergétiques sont satisfaits en France par l’électricité, et seulement 17% par le nucléaire. L’électricité n’est qu’une partie du problème ou de la solution. Pour sauver le climat, il faut envisager l’ensemble du système énergétique, à commencer par nos modes de consommation. Ceci, vous le savez parfaitement.

 

Vous affirmez qu’il faut refuser l’augmentation de la production d’électricité fossile. Or, celle-ci est causée principalement par l’application massive et inefficace du chauffage électrique qui engendre des pointes de consommation toujours plus élevées et, en conséquence, un recours aux sources d’électricité carbonées. Contrairement à ce que vous affirmez, l’électrification massive de certains usages conduit à l’augmentation des émissions. D’ailleurs, soulignons que ce sont notamment les centrales allemandes, que vous pointez du doigt, qui nous permettent de passer l’hiver sans black-out. Et que les émissions conséquentes sont comptabilisées dans le bilan allemand, pas dans le bilan français.

 

Nous partageons votre point de vue sur la nécessité de réduire au plus vite l’usage des combustibles fossiles les plus polluants – charbon et fioul -, que ce soit pour l’électricité ou la chaleur. Cependant, nous concevons que les centrales à gaz performantes -co- ou trigénération – ont un rôle à jouer dans la transition énergétique. Dans un premier temps, ces centrales se substitueront à l’usage des combustibles fossiles polluants pour réduire les émissions du secteur énergétique. A plus long terme, le gaz conventionnel devra être remplacé par du biogaz et du gaz de synthèse, produit à partir de l’électricité renouvelable excédentaire.

 

Par ailleurs, nous soulignons que le développement du gaz que nous proposons est inférieur à ce qui est déjà prévu par le programmation pluriannuelle des investissements (PPI), alors même que cette PPI s’inscrit pleinement dans la politique du nucléaire que vous soutenez. Ceci s’explique parce que nous recourons à l’efficacité énergétique, tandis que le système actuel encourage l’inefficacité… et donc les émissions.

 

Résumer la question des besoins de chauffage aux seuls modes de production est pour le moins lacunaire. Ce dont nous avons besoin est avant tout d’un effort massif de rénovation énergétique des bâtiments.

 

Enfin vous proposez d’encourager fortement l’électrification des transports en commun et des véhicules particuliers. Pour nous, ceci est envisageable à plusieurs conditions. D’abord que les véhicules électriques soient des véhicules d’un nouveau type, petits et légers, adaptés aux besoins principaux de déplacement, c’est-à-dire aux besoins du quotidien (domicile-travail…) plus qu’aux usages exceptionnels (déplacement à 5 personnes, avec grands volumes, puissance surdimensionnée…) comme le permettent l’immense majorité des véhicules mis sur marché actuellement. En un mot, avant de développer l’électrification, il faut réinventer la mobilité. De plus, le véhicule électrique n’a d’intérêt que s’il vient renforcer et stabiliser le réseau électrique, et non le déstabiliser : il doit permettre le stockage massif et décentralisé afin notamment de faciliter l’intégration des énergies renouvelables. Enfin, il ne saurait constituer l’ensemble des réponses : de nombreuses autres solutions techniques sont souhaitables (motorisation hybride, gaz-carburant…) et se révèleront peut-être plus efficaces et à privilégier. Concernant les transports en commun, l’enjeu est principalement d’un développement de ceux-ci, plus que d’un changement de mode de propulsion de l’existant.

 

L’électrification des transports pourrait représenter une partie de solution, mais seulement une petite partie. Une réponse cohérente doit prendre en compte d’autres facteurs majeurs que sont les enjeux d’aménagement du territoire, d’organisation sociale, et d’utilisation des moyens de déplacements.

 

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Mesdames, messieurs, parlons-nous franchement. Sauvons le climat est une association dont le but principal est la défense de la technologie nucléaire[2]. Certains la surnomment « Sauvons le nucléaire ».

Je veux croire que, pour certains d’entre vous, le climat est un réel enjeu. Je veux aussi croire que certains d’entre vous sont réellement convaincus que le nucléaire fait partie de la solution pour sauver le climat. A ceux-là, je veux dire que le climat mérite mieux que cet appel. Je veux dire également que nous ne devrions pas nous trouver en opposition, car malgré des divergences sur une partie de la production du mix énergétique, nous devrions nous retrouver sur le reste : efficacité énergétique, production de ce qui n’est pas électrique (soit 76% de l’énergie en France). Et notre convergence sur l’essentiel ne serait pas de trop dans une société qui, manifestement, n’évolue pas du tout au rythme nécessaire. Je vous invite donc à envisager nos arguments avec respect -nous ferons de même- et à joindre nos forces dans l’urgente lutte pour sauver le climat. Tout comme je vous invite à vous éloigner de ceux qui instrumentalisent le climat aux seules fins de défense de la technologie nucléaire, par endoctrinement ou par intérêt.

Veuillez croire, Mesdames, Messieurs, en mes salutations écologistes les plus sincères,

Eva Joly